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mardi 26 mars 2024

Le Cavalier bleu, un nouveau langage — Une exposition du Musée Lenbachhaus de Munich.

 

La langue de la nature est différente de la langue de l'art. On ne peut que traduire d'une langue à l'autre, et non pas recopier. Outre la traduction littérale et libre, il existe encore la forme justifiée de la réécriture. (Gabriele Münter)

L'exposition a été réalisée dans le cadre d'une collaboration avec la Tate Gallery de Londres qui présentera du 25 avril au 20 octobre une grande exposition intitulée "Expressionists. Kandinsky, Münter and the Blue Rider", qui comportera de nombreux prêts en provenance des collections du Lenbachhaus. Pour le Lenbachhaus, qui possède la plus grande collection d'art du Blaue Reiter au monde, c'est l'occasion de présenter des pièces phares de la collection qui ne voyagent pas, ainsi que des œuvres des artistes du Blaue Reiter rarement exposées jusqu'à présent, et de replacer leur travail dans un contexte historique contemporain plus large.

Faisant partie des vastes mouvements de la Sécession autour de 1900, les racines du Blaue Reiter se sont nourries de l'Art nouveau et de l'impressionnisme. Les fondements du Blaue Reiter se situent dans l'intérêt pour l'art populaire, les expressions artistiques enfantines, les gravures sur bois japonaises, les peintures sous verre bavaroises et les avant-gardes internationales ainsi que le besoin d'un épanouissement artistique libre. L'échange intensif entre des artistes comme Gabriele Münter, Wassily Kandinsky, Franz Marc, Maria Franck-Marc, August Macke, Alexej Jawlensky, Marianne von Werefkin, Robert Delaunay et Elisabeth Epstein donna naissance à une dynamique de groupe productive. Ensemble, ils ont cherché à créer un nouveau langage artistique. Il ne s'agissait pas d'uniformiser des moyens formels, mais d'exprimer des idées collectives : le désir de rendre visible le vécu subjectif, le dialogue transnational et un langage visuel permettant d'exprimer le spirituel ou l'intellectuel. C'est précisément cette aspiration que l'on retrouve dans les œuvres des artistes du Blaue Reiter : des abstractions de Kandinsky et de Marc aux représentations expressives des hommes et de la nature de Jawlensky, Münter et Werefkin.

Le développement de ce nouveau langage est au cœur de la nouvelle présentation, qui attire également l'attention sur les antécédents immédiats du Cavalier bleu ainsi que sur ses répercussions : l'artiste Art nouveau Katharine Schäffner, active à Munich au tournant du siècle, avec son œuvre imprimée dynamique et anticipant l'abstraction, et les photographies composées de bout en bout de Gabriele Münter pendant son voyage en Amérique sont tout aussi marquantes pour cette histoire que les travaux d'Adriaan Korteweg et de Paul Klee, qui développent dans leurs tableaux les idées du Cavalier bleu. 

Le début de la Première Guerre mondiale en 1914 marque la fin du Blaue Reiter. Pendant les années de guerre et d'exil, les protagonistes trouvent toutefois de nouveaux langages picturaux. Münter et Epstein, par exemple, établissent un lien direct entre le Blaue Reiter et la Neue Sachlichkeit (la nouvelle objectivité), dont l'œuvre ultérieure des deux artistes fait partie.

À travers une sélection d'environ 240 œuvres, dont des peintures, des gravures, des peintures sous verre, des photographies et des sculptures, l'exposition nous emmène de l'époque mouvementée du tournant du siècle jusqu'au milieu du 20e siècle. De nombreuses œuvres n'avaient pas été vues depuis longtemps, comme celles de Paul Klee et les abstractions dynamiques de Wassily Kandinsky datant de 1914. De nouvelles acquisitions récentes de l'association de promotion de la Lenbachhaus sont présentées pour la première fois, notamment des œuvres de Franz Marc, Maria Franck-Marc ainsi que de l'artiste Moissey Kogan, persécuté et assassiné sous le régime national-socialiste.

Source : traduction libre du texte de présentation du Lenbachhaus. Voir le site du musée. [en allemand ou en anglais]

Coups de coeur




































Photos Luc-Henri Roger 
© Lenbachhaus


lundi 25 mars 2024

La couleur des baisers, un poème de Jane de la Vaudère

Jane de La Vaudère à sa table de travail 
(photographie tirée de la Revue illustrée du 15 juin 1904).

La couleur des baisers

Les mots ont leur couleur et les baisers aussi :
Les uns, du ton pâli des roses effeuillées,
S’envolent tristement vers les cimes brouillées
Où pleure le regret du souvenir transi.

D’autres, dernières fleurs, sur le chemin durci,
Aux pétales de givre, aux corolles fouillées
Dans des pleurs de cristal, sont aux âmes rouillées
D’un blanc immaculé, sous le ciel obscurci.

Quelques-uns ont le ton discret des violettes ;
D’autres, presque effacés, doux et frêles squelettes,
Me semblent un essaim de grands papillons gris.

Le baiser noir du mal mord ainsi qu’une gouge,
Mais le roi des baisers dont mon être est épris
Est ton baiser de sang, ton ardent baiser rouge !

La couleur des baisers est un sonnet en alexandrins réguliers publié par Jane de la Vaudère en 1893 dans son recueil Évocation. Charles Fuster le reprend en 1894 dans le recueil  L'année des poètes, morceaux choisis par Charles Fuster (Paris, Au Semeur). En 1899, Jane de la Vaudère l'envoya pour publication au Gil Blas, qui le publia dans son édition du 15 juillet. En 1905, elle le place dans la bouche d'un des personnages dans Pour le flirt ! Saynètes mondaines.[Quinze comédies et fantaisies lyriques], Flammarion.

" Les mots ont leur couleur et les baisers aussi ".  La poétesse renvoie peut-être ses lecteurs au sonnet Voyelles dans lequel Arthur Rimbaud, surréaliste avant la lettre, attribuait une couleur à chacune des voyelles.

dimanche 24 mars 2024

La Vénus de Syracuse — Un récit de Guy de Maupassant et un sonnet de Jane de la Vaudère

 Un récit de voyage de Maupassant

En Sicile (ou La Sicile) est le titre d'un carnet de voyage entrepris par Guy de Maupassant au printemps 1885 ; il fut d'abord édité en 1886, puis intégré en 1890 dans l'édition définitive de La Vie errante. Lors de sa visite au musée archéologique de  Syracuse, il tombe en admiration devant la Vénus Landolina.


Photos 1et 2 © Marco Pohle 

La Vénus de Syracuse

[...] Aussitôt le matin venu, comme notre visite est annoncée, on nous ouvre les portes du ravissant petit palais qui renferme les collections et les œuvres d'art de la ville.

En pénétrant dans le musée, je l'aperçus au fond d'une salle, et belle comme je l'avais devinée.

Elle n'a point de tête, un bras lui manque ; mais jamais la forme humaine ne m'est apparue plus admirable et plus troublante.

Ce n'est point la femme poétisée, la femme idéalisée, la femme divine ou majestueuse comme la Vénus de Milo, c'est la femme telle qu'elle est, telle qu'on l'aime, telle qu'on la désire, telle qu'on la veut étreindre.

Elle est grasse, avec la poitrine forte, la hanche puissante et la jambe un peu lourde, c'est une Vénus charnelle, qu'on rêve couchée en la voyant debout. Son bras tombé cachait ses seins ; de la main qui lui reste elle soulève une draperie dont elle couvre, avec un geste adorable, les charmes les plus mystérieux. Tout le corps est fait, conçu, penché pour ce mouvement, toutes les lignes s'y concentrent, toute la pensée y va. Ce geste simple et naturel, plein de pudeur et d'impudicité, qui cache et montre, voile et révèle, attire et dérobe, semble définir toute l'attitude de la femme sur la terre.

Et le marbre est vivant. On le voudrait palper avec la certitude qu'il cédera sous la main, comme de la chair.

Les reins, surtout, sont inexprimablement animés et beaux. Elle se déroule avec tout son charme, cette ligne onduleuse et grasse des dos féminins qui va de la nuque aux talons, et qui montre dans le contour des épaules, dans la rondeur décroissante des cuisses et dans la légère courbe du mollet aminci jusqu'aux chevilles, toutes les modulations de la grâce humaine.

Une œuvre d'art n'est supérieure que si elle est, en même temps, un symbole et l'expression exacte d'une réalité.

La Vénus de Syracuse est une femme, et c'est aussi le symbole de la chair.

Devant la tête de la Joconde, on se sent obsédé par on ne sait quelle tentation d'amour énervant et mystique. Il existe aussi des femmes vivantes dont les yeux nous donnent ce rêve d'irréalisable et mystérieuse tendresse. On cherche en elles autre chose derrière ce qui est, parce qu'elles paraissent contenir et exprimer un peu de l'insaisissable idéal. Nous le poursuivons sans jamais l'atteindre, derrière toutes les surprises de la beauté qui semble contenir de la pensée, dans l'infini du regard qui n'est qu'une nuance de l'iris, dans le charme du sourire venu du pli de la lèvre et d'un éclair d'émail, dans la grâce du mouvement né du hasard et de l'harmonie des formes.

Ainsi les poètes, impuissants décrocheurs d'étoiles, ont toujours été tourmentés par la soif de l'amour mystique. L'exaltation naturelle d'une âme poétique, exaspérée par l'excitation artistique, pousse ces êtres d'élite à concevoir une sorte d'amour nuageux éperdument tendre, extatique, jamais rassasié, sensuel sans être charnel, tellement délicat qu'un rien le fait s'évanouir, irréalisable et surhumain. Et ces poètes sont, peut-être, les seuls hommes qui n'aient jamais aimé une femme, une vraie femme en chair et en os, avec ses qualités de femme, ses défauts de femme, son esprit de femme restreint et charmant, ses nerfs de femme et sa troublante femellerie.

Toute créature devant qui s'exalte leur rêve est le symbole d'un être mystérieux, mais féerique : l'être qu'ils chantent, ces chanteurs d'illusions. Elle est, cette vivante adorée par eux, quelque chose comme la statue peinte, image d'un dieu devant qui s'agenouille le peuple. Où est ce dieu ? Quel est ce dieu ? Dans quelle partie du ciel habite l'inconnue qu'ils ont tous idolâtrée, ces fous, depuis le premier rêveur jusqu'au dernier ? Sitôt quels touchent une main qui répond à leur pression, leur âme s'envole dans l'invisible songe, loin de la charnelle réalité.

La femme qu'ils étreignent, ils la transforment, la complètent, la défigurent avec leur art de poètes. Ce ne sont pas ses lèvres qu'ils baisent, ce sont les lèvres rêvées. Ce n'est pas au fond de ses yeux bleus ou noirs que se perd ainsi leur regard exalté, c'est dans quelque chose d'inconnu et d'inconnaissable ! L'oeil de leur maîtresse n'est que la vitre par laquelle ils cherchent à voir le paradis de l'amour idéal.

Mais si quelques femmes troublantes peuvent donner à nos âmes cette rare illusion, d'autres ne font qu'exciter en nos veines l'amour impétueux d'où sort notre race.

La Vénus de Syracuse est la parfaite expression de cette beauté puissante, saine et simple. Ce torse admirable, en marbre de Paros, est, dit-on la Vénus Callipyge décrite par Athénée et Lampride, qui fut donnée par Héliogabale aux Syracusains.

Elle n'a pas de tête ! Qu'importe ! Le symbole en est devenu plus complet. C'est un corps de femme qui exprime toute la poésie réelle de la caresse.
Schopenhauer a dit que la nature, voulant perpétuer l'espèce, a fait de la reproduction un piège.

Cette forme de marbre, vue à Syracuse, c'est bien le piège humain deviné par l'artiste antique, la femme qui cache et montre l'affolant mystère de la vie.

Est-ce un piège ? Tant pis ! Elle appelle la bouche, elle attire la main, elle offre aux baisers la palpable réalité de la chair admirable, de la chair élastique et blanche, ronde et ferme et délicieuse sous l'étreinte.

Elle est divine, non pas parce qu'elle exprime une pensée, mais seulement parce qu'elle est belle.

Ariete Siracusano. Photo prise vers 1880 (Tagliarini).

Et on songe, en l'admirant, au bélier de bronze de Syracuse, le plus beau morceau du Musée de Palerme, qui, lui aussi, semble contenir toute l'animalité du monde. La bête puissante est couchée, le corps sur ses pattes et la tête tournée à gauche. Et cette tête d'animal semble une tête de dieu, de dieu bestial, impur et superbe. Le front est large et frisé, les yeux écartés, le nez en bosse, long, fort et ras, d'une prodigieuse expression brutale. Les cornes, rejetées en arrière, tombent, s'enroulent et se recourbent, écartant leurs pointes aiguës sous les oreilles minces qui ressemblent elles-mêmes à deux cornes. Et le regard de la bête vous pénètre, stupide, inquiétant et dur. On sent le fauve en approchant de ce bronze.

Quels sont donc les deux artistes merveilleux qui ont ainsi formulé sous deux aspects si différents, la simple beauté de la créature ?

Voilà les deux seules statues qui m'aient laissé, comme des êtres, l'envie ardente de les revoir.

Au moment de sortir, je donne encore à cette croupe de marbre ce dernier regard de la porte qu'on jette aux femmes aimées, en les quittant, et je monte aussitôt en barque pour aller saluer, devoir d'écrivain, les papyrus de l'Anapo. [...]

Photo 3 © Luc-Henri Roger

Jane de la Vaudère 
La Vénus de Syracuse

Dans la mignonne ville, au sommet des îlots 
Que trois bras d’onde amère étreignent avec grâce, 
Elle dort, tout debout, forte, impudique, grasse, 
Et le Rêve fait chair en son corps est éclos. 

Sous le marbre laiteux, le sang en larges flots 
Va courir pour créer une virile race, 
On croit voir les baisers laisser leur chaude trace 
Sur les seins soulevés par d’éperdus sanglots. 

Belle, elle fait à tous son amoureuse offrande... 
Elle n’a point de tête et n’en est que plus grande ! 
Elle ne souffre pas de sa divinité ! 

Et les femmes, toujours ardentes et charnelles, 
Ne devraient posséder qu’un corps décapité 
Avec des flancs puissants et de blanches mamelles. 

samedi 23 mars 2024